Après un Mondial en montagnes russes, nombreux sont les sujets réapparus en filigrane de la performance des Aigles de Carthage en terres qataries. Au-delà de cette participation et du lot de réactions qu'elle continue à susciter, Ettachkila a tenté de décortiquer les chantiers du Football Tunisien à travers une série de 5 chapitres. Place dans ce deuxième Focus au dossier des binationaux
Aux origines d’un phénomène.. souvent confondant
Avant d’aborder le sujet épineux (sur le double volet sportif et social) des binationaux, il convient d’abord de revenir sur l’origine de cette tendance permettant à certains footballeurs de choisir les couleurs du pays qu’ils souhaitent défendre, voire de changer de « nationalité sportive » en cours de route.
Ainsi, la légende du Real Madrid, Alfredo Di Stéfano, a par exemple joué en 1947 pour l’Argentine (son pays de naissance) puis pour la Colombie (1949) et l’Espagne (1957-1961). Son coéquipier, Ferenc Puskás a, quant à lui, joué pour l’Espagne, après avoir cumulé 85 sélections avec la Hongrie. Un autre exemple édifiant est celui de José Altafini, qui a joué pour le Brésil à la Coupe du monde 1958 puis pour l’Italie lors du Mondial 1962. Ce n’est qu’à partir de 1964 que la FIFA va interdire à un joueur de représenter plus d’une sélection nationale durant sa carrière.
Désormais sous conditions, ce phénomène qui faisait encore office d’exception il y a quelques décennies, est devenu un choix assumé de pays voyant les descendants de leurs diasporas comme de potentiels (et légitimes) atouts pour leurs sélections. Si ce retour aux sources ne manque pas de déchaîner les passions, entre choix de cœur, tergiversations et soupçons d’opportunisme, il est légitime de s’interroger sur le statut des binationaux, en particulier en Tunisie.
Car si choisir une sélection au détriment d’une autre ne signifie pas forcément renier ses origines ni son pays d’adoption, il n’en demeure pas moins que porter le maillot d’une nation ne peut être motivé par que le simple volet sportif; il est attendu par le grand public d’être accompagné d’un fort sentiment d’appartenance et d’une aptitude à se transcender. Ces conditions suffisent-elles à un binational d’être évalué à travers uniquement le prisme footballistique ? Pas si sûr !
Le cas Khazri, symbole d’un débat délicat
Quelques heures après l’amère élimination de la Tunisie du Mondial qatari, son attaquant vedette Wahbi Khazri (75 sélections) a annoncé sa retraite internationale et la fin d’une longue aventure avec les Aigles de Carthage. Après avoir été respectivement sélectionné par la France et la Tunisie en équipes de jeunes, le natif d’Ajaccio, qui a honoré sa première sélection le 7 janvier 2013, tire sa révérence après cinq participations en Coupe d’Afrique et deux en Coupe du Monde. Face à la France, il inscrit son 25e et dernier but; une réalisation historique qui permet à la Tunisie de battre pour la première fois de son histoire les Bleus.
Le départ de Wahbi, meilleur buteur tunisien en Coupe du monde (3 buts) et deuxième meilleur canonnier de l’histoire de la sélection (derrière Issam Jemaa), est vécu comme une réelle perte chez nombre de supporters tunisiens, persuadés qu’à 31 ans, Khazri aurait pu prolonger l’expérience de quelques mois avec la Tunisie. Mais en dépit de toutes ces performances, le traitement médiatique entourant l’actuel Montpellierain a souvent donné une impression de déviance de la part de quelques médias locaux. Comment alors traiter le sujet de manière objective et transparente ?
« C’était le bon moment. J’ai fait cinq Coupes d’Afrique, deux Coupes du monde, j’ai rendu fier mes parents, ma femme, mes enfants. Jouer pour mon pays était exceptionnel. J’ai rendu fier le peuple tunisien. La boucle est bouclée. Terminer sur une victoire contre l’équipe de France, c’est l’un des plus beaux moments de ma carrière. Être décisif et marquer, c’est ce qu’il y avait de plus beau. »
Wahbi Khazri
Une histoire de faux départs..
Comme pour tout domaine, la crédibilité et la confiance en l’interlocuteur sont des critères primordiaux dans la prise de décision. Les footballeurs n’y dérogent pas, qu’il s’agisse d’avoir affaire à un coach, à un président de club, à un agent ou (en l’occurrence) de choisir une sélection à représenter. Si à l’aube de la CAN 94 la Tunisie avait perdu le futur Interiste (alors sociétaire de l’Olympique d’Alès) Sabri Lamouchi, qui (convoqué mais non utilisé) s’est par la suite tourné vers les Bleus, plusieurs autres cas sont venus illustrer un certain amateurisme dans la gestion par le passé des binationaux à fort potentiel, comme nous confie Mohamed Ali C. un proche du giron de l’Equipe Nationale :
« En 2008, et après plusieurs contacts, le néo-toulousain Wissam Ben Yedder et le grenoblois Saphir Taïder donnent leur accord de principe pour jouer avec la Tunisie (Olympiques). La Fédération leur avait alors signifié de payer leurs billets d’avion en leur proposant de les rembourser si leurs prestations venaient à être convaincantes. Depuis, les joueurs n’ont plus répondu à aucun coup de fil !
Quelques années plus tard (en 2015), un changement à la tête de la DTN a failli coûter à la Tunisie la piste Ellyes Skhiri car, du jour au lendemain, la priorité n’était plus aux binationaux »
Lemerre, « l’unificateur »
Après une période de flottement et sans véritable stratégie pour les binationaux, la transition a débuté avec l’arrivée de Roger Lemerre à la tête des Aigles de Carthage en 2002. Le technicien français, à qui tout le secteur sportif était confié, décide alors de faire confiance à plusieurs joueurs nés et formés sur le vieux continent, à l’instar de Mehdi Nafti, Adel Chedli ou encore Ali Boumnijel (les trois déjà dans le groupe depuis quelques années), mais aussi le petit prince du PSG, Selim Benachour. Le résultat est probant puisque dans la foulée, la Tunisie remporte son premier et, à ce jour, unique titre continental (la CAN 2004, ndlr) avec un groupe homogène et très solidaire. Lemerre a réussi là où ses prédécesseurs avaient échoué, à savoir faire cohabiter « plusieurs Tunisies » en une, fédérant ses joueurs autour d’un objectif commun.
Dès lors, d’autres binationaux sont venus renforcer les rangs des Aigles de Carthage, avec des fortunes diverses : les expériences réussies de Jamel Saihi, Chaouki Ben Saada ou encore Hamed Namouchi ont parfois contrasté avec quelques passages moins concluants : si certains joueurs (comme Hatem Ben Arfa ou Sami Khedira) ont assumé sans ambiguïté leur double culture en choisissant leur pays de naissance, d’autres ont été taxés de « tunisiens de circonstance » notamment à cause d’un timing douteux, comme par exemple les cas du (très éphémère) passage de David Jemmali ou de Yohan Benalouan qui a fait ses débuts avec les Aigles de Carthage à 3 mois de la Coupe du monde 2018, après avoir décliné la sélection tunisienne à plusieurs reprises.
Si personne ne peut remettre en cause « l’amour pour le pays » des binationaux, le débat doit se recentrer uniquement sur le football : ces joueurs ont-ils la qualité suffisante pour apporter de la valeur ajoutée à la sélection et sont-ils prêts à s’investir et à défendre le maillot de la Tunisie sans conditions ? Une autre question s’est plus récemment ajoutée : pourquoi ne pas aller chercher ces profils plus tôt et à la source ?
Binationaux, projet 2.0
Pour s’éviter des scénarios de Lamouchi ou Ben Yedder « Bis » et consciente de la nécessité d’intervenir de manière proactive auprès des jeunes binationaux avant qu’ils n’explosent au plus haut niveau, la FTF a revu, depuis 2 ans, sa politique de sourcing avec la nomination de l’ancien angevin Mohamed Slim Ben Othman au poste de Directeur Sportif chargé des binationaux.
Si l’Algérie tient son Mahrez et le Maroc son Ziyech, la Tunisie entend trouver ses « figures de proue » en leur exposant des arguments sportifs et en les rassurant au mieux sur la viabilité du Projet. Face aux réticences des joueurs ou de leurs familles, le choix de la destination Tunisie est désormais mis en avant pour les convaincre de la possibilité de renforcer leur carrière en club à travers un statut d’international, en prenant justement exemple sur les trajectoires des Riyad Mahrez, Mohamed Salah ou Sadio Mané, comme nous l’expliquait Mohamed Slim Ben Othman lors d’un précédent entretien.
« Notre principal argument demeure sportif. Le vivier Tunisien étant relativement étroit, nous devons axer notre travail sur la veille et la proactivité. On n’attend plus qu’un joueur commence à briller chez les A pour le contacter. »
Mohamed Slim Ben Othman
Il est important dans ce sens de souligner le rôle que jouent certains bénévoles passionnés comme notre témoin Mohamed Ali C. ou l’équipe des « Talents Tunisiens » qui fait un travail très important dans l’enrichissement de la base de données des profils sélectionnables. Tous ces canaux constituent « la face cachée de l’iceberg qu’on ne voit pas forcément quand un jeune joueur arrive sous le feu des projecteurs », ajoutait également Ben Othman.
Malgré de récents succès illustrés par l’intégration parfaitement réussie de profils comme Ellyes Skhiri, Anis Ben Slimane ou encore Aïssa Laidouni, cette politique ne fait pas toujours l’unanimité. En effet, certains observateurs pointent du doigt une certaine « iniquité » quand des joueurs ne comptant parfois aucune minute en Pro se retrouvent auréolés du jour au lendemain du statut d’international.
Mais la nouvelle vague incarnée par le sociétaire de Manchester United (prêté à Birmingham City) , Hannibal Mejbri est peut-être entrain de changer la donne. À 19 ans, le récent mondialiste et natif d’Ivry-sur-Seine est clairement l’emblème du projet de la FTF. Régulièrement sélectionné avec les catégories jeunes de l’Equipe de France, ce talent précoce (présenté en grande pompe en Tunisie) constitue désormais un argument de taille pour convaincre d’autres jeunes à fort potentiel d’intégrer la sélection (à l’instar du dernier grand « coup de filet » Chaïm El Djebali).
« Hannibal est un leader important de notre projet sportif. Son choix pourrait créer un véritable effet d’entraînement. »
Mohamed Slim Ben Othman. Février 2021
Si le taux de réussite de cette approche est, à date, très encourageant, quelques éléments sur lesquels la FTF a investi n’ont pas donné entière satisfaction. La stratégie de scanning qui a été lancée à grande échelle (en cochant tous les profils potentiels sans vrai ciblage de postes) a parfois démontré que la qualité de certains binationaux ne leur permettait pas de vraiment se démarquer.
La réussite immédiate reste, bien entendu, à relativiser, puisqu’elle est influencée par plusieurs paramètres (dont la qualité de l’encadrement, l’adaptation du joueur ou encore sa capacité à se fondre dans son nouvel environnement), le tout dans un laps de temps très court qui caractérise les sélections. À moins d’une maturité hors norme, ces aptitudes s’acquièrent avec le temps et un positionnement dans un « buffer » avant les Seniors aiderait grandement à l’intégration des binationaux.
Cap sur 2026
Ce travail de sape, qui concerne autant l’équipe A que les sélections des jeunes, ambitionne de contribuer à mettre sur pied une Equipe Nationale compétitive à l’horizon de la Coupe du Monde 2026. Plusieurs joueurs sont ainsi venus renforcer les rangs des catégories de jeunes à l’instar du prometteur attaquant de Saint-Étienne, Jibril Othmane ou de l’attaquant tuniso-norvégien Sebastian Tounekti. D’autres, comme le talentueux milieu offensif du PSG Ismaël Gharbi ou le jeune attaquant du Sporting Lisbonne, Youssef Chermiti, continuent à être prospectés, dans l’objectif de les voir suivre les pas de Hannbal Mejbri chez les Aigles de Carthage.
Au final, ce dossier n’a pas fini de faire débat : s’ils ne doivent pas être présentés comme la solution à tous les maux ni la source de tous les échecs, les binationaux sont tout aussi tunisiens que les autres joueurs (le groupe Tunisie est plus riche avec eux) et de nombreux éléments continueront à représenter les couleurs tunisiennes en mariant le cœur et la raison. Tout ce que l’on espère est qu’ils soient uniquement évalués à travers le prisme du football.
A lire