Endigué dans de nombreux problèmes de fond, le football tunisien en est à un moment critique de son histoire. Ce dossier complexe ne pouvant être analysé à travers un seul et unique prisme, Ettachkila a tenté de le décrypter via une série de 5 chapitres. Après le sujet de la formation des jeunes et la place des binationaux sur l'échiquier national, place dans ce troisième Focus au chapitre de la gouvernance du football tunisien et à « l'omnipotent » président de la FTF, Wadii El Jary.
Cela devait arriver tôt ou tard : Wadi El Jary, le président controversé de la Fédération tunisienne de football, a été conspué, chahuté et pris à parti par des supporters tunisiens à l’arrivée de l’Equipe Nationale au Qatar pour y participer à la dernière Coupe du monde. S’il y avait (depuis bien longtemps) déjà de l’électricité dans l’air, ce fait est symptomatique du grand malaise dans lequel s’est englué « l’omnipotent » Wadi El Jary.
En effet, l’homme qui cristallise les débats (rarement nuancés) est devenu la cible préférée de la majorité des acteurs et spectateurs du sport numéro un en Tunisie. S’il n’y a pas de fumée sans feu, et dans un monde de football qui ne cesse d’évoluer (comme l’ont illustré nos voisins marocains, récents demi-finalistes de la Coupe du monde au Qatar), des questions de fond se posent sur la gestion par Dr. El Jary d’un football tunisien dont il a fait de la gouvernance une affaire personnelle. Comment a-t-il réussi à verrouiller son organisation ? Pourquoi n’a-t-il pas réussi là où un Hammouda Ben Ammar a montré l’exemple ? Serait-il prêt à renoncer à sa mainmise sur le ballon rond pour sauver sa tête ? Est-il toujours l’homme de la situation.. ? Autant d’interrogations qui se posent et auxquelles nous essayerons de répondre dans ce papier..
Aux origines du « Royaume El Jary »
Wadi El Jary (50 ans), docteur en médecine, a débuté sa carrière de dirigeant de football à l’âge de 28 ans. Président de l’US Ben Guerden (formation de la ville dont il est natif) durant quatre saisons (de 2002 à 2006), il a permis à ce club de gravir les échelons et de se hisser, en quelques saisons, de la cinquième division jusqu’en Ligue 2. Dès la fin de son mandat à la tête des sudistes, El Jary choisit d’intégrer le bureau de la Fédération Tunisienne de Football (durant la présidence controversée d’Ali Labiadh) où il occupe plusieurs postes dans différentes commissions.
En 2012, un an après la révolution tunisienne, il se présente à la tête d’une liste aux élections de la FTF et gagne son pari. Après un premier mandat (qui l’a vu s’opposer frontalement à l’ex-ministre de la Jeunesse et des Sports, un certain Tarek Dhiab), ce fin stratège refait le même coup quatre ans plus tard et réussit un nouveau « tour de magie » en l’emportant devant Jalel Tekaya. Son deuxième mandant aurait pu/dû s’arrêter en mars 2020 (comme le stipulaient les statuts de la FTF), mais Wadi El Jary et son bureau ont fait voter des ajustements sur les textes réglementaires ; la présidence de la fédération est désormais portée à trois mandats (de 4 ans) au lieu de deux, ouvrant ainsi un boulevard à son tout-puissant président.
Seul candidat à sa propre succession, il est (avec 144 voix sur 147) de nouveau réélu à la tête de la plus grande instance de football en Tunisie. Depuis, « le Docteur », qui ne cache plus ses ambitions à la hausse, continue de manœuvrer et de renforcer son influence en coulisses. Il est élu membre du comité exécutif de la CAF en 2021 (le président de la FTF a fait un choix fort en court-circuitant son compatriote Tarek Bouchamaoui, lui-même membre au comité exécutif de la CAF). Une ascension dont la visée ultime serait de faire (à terme) partie du giron de Gianni Infantino à la FIFA.
Un président « omnipotent »
Si son nom ne cesse de défrayer la chronique, depuis sa dernière réélection, Wadi El Jary s’en sort à chaque fois devant ces détracteurs en mettant en avant un bilan sportif et financier très positif. Devant une « opposition » manquant parfois d’arguments factuels et versant dans un certain populisme, ce profil charmeur, qui perçoit le monde par l’action, adopte une conduite habile lui permettant de rester seul maitre de la situation à coups de subventions et de retours d’ascenseur. Prenant souvent de gros risques et pouvant vite passer de la règle du jeu à la règle du « je », ce lobbyiste chevronné et doté d’une excellente communication a longtemps suscité les sentiments les plus contradictoires jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat, malgré des méthodes « borderline » et des soupçons d’implication directe ou indirecte dans diverses affaires.
En effet sous haute surveillance depuis quelques mois, Wadi El Jary est dans le collimateur de la justice tunisienne. Si la FIFA s’oppose à toute ingérence des autorités des pays qui y sont affiliés dans les affaires du football, l’homme est dans le viseur du pouvoir en place. Son nom est sorti plusieurs fois dans des affaires pénales, notamment celle des paris suspects relatifs à des matchs de l’US Ben Guerdane, celle des contrats signés avec l’équipementier Kappa en 2019 ou encore l’affaire des agences suisses mandatées pour trouver des adversaires à la sélection en 2018, sans oublier les actions en justice intentées à son encontre par l’ONG I Watch pour diverses infractions et soupçons d’enrichissement illicite.
Mais si l’habilité du Dr. El Jary et la dernière Coupe du monde de la Tunisie ont quelque peu sauvé les apparences d’un football tunisien sur le déclin, le bilan des Aigles de Carthage n’est que l’arbre qui cache la forêt. Il suffirait de regarder sous la moquette pour réaliser l’ampleur de la situation : un football amateur en détresse avec des clubs livrés à eux mêmes, un arbitrage décrédibilisé et absent des grandes joutes internationales depuis des années, des clubs (dits « professionnels ») surendettés et avec des conditions d’entrainement souvent déplorables (8 clubs sur 16 en LP1 sont dirigés par des comités provisoires), des statuts juridiques archaïques (dont l’Etat assume la responsabilité), empêchant tout développement, sans oublier la qualité de notre championnat, en perdition saison après saison, qui devient moins attractif, moins compétitif et moins « bankable ».
Au niveau des sélections, la situation n’est pas plus heureuse. Avec cette tendance au surcontrôle, Wadii El Jary aime avoir un droit de regard sur les moindres détails. S’il a eu recours à pas moins de dix sélectionneurs depuis son arrivée à la tête de la FTF, c’est aussi car aucun d’eux n’a été libre à 100% de ses choix.
Récemment, l’annonce des 26 joueurs retenus pour la Coupe du monde par le sélectionneur, Jalel Kadri, a fait couler beaucoup d’encre au pays. Au-delà des débats légitimes sur les choix et les renoncements entourant chaque liste, certains « cas » ont suscité les soupçons d’une manœuvre clientéliste de la FTF pour s’attirer les bonnes grâces des dirigeants des clubs historiques. Emmener quatre gardiens de but au Qatar, quand la plupart des équipes se contentent de trois, laisser sur le carreau le pensionnaire de Clermont Seifeddine Khaoui ou encore faire machine arrière après que la non-convocation de Bilel Ifa ait suscité de fortes réactions (sans oublier la gestion du cas Saâd Bguir), sont autant d’interrogations autour de cette liste qui a valu une avalanche de critiques à… Wadi El Jary.
Chebba, comme un caillou dans sa chaussure
Pour la deuxième saison de suite, le championnat tunisien (joué en deux poules, avec un système de Play-offs) est un vraie poudrière. Certains clubs ont disputé tous les matchs de la phase aller, d’autres en sont encore aux séances de rattrapage. Les supporters sont avertis au dernier moment et les matchs sont retransmis sur la plateforme de streaming d’une radio de la place. Si cette programmation bordélique peut s’expliquer par plusieurs raisons (comme notamment la participation de la sélection au Mondial), la principale cause de ce chaos n’est autre que l’énorme conflit juridique qui oppose la FTF au Croissant sportif chebbien; une affaire vieille de deux ans, personnifiée par Wadi El Jary et Taoufik Mkacher (président de Chebba) et ayant parfois pris une tournure puérile par publications interposées en tous genres sur les réseaux sociaux.
Après avoir contesté sa rétrogradation en Ligue 2 devant le TAS (Tribunal arbitral du sport de Lausanne, ndlr), le CS Chebba a été réintégré en Ligue 1 à quelques jours du coup d’envoi de la nouvelle saison, en attendant une décision définitive dans les prochaines semaines. Ce conflit ouvert entre les deux protagonistes a envenimé une ambiance footballistique et sociale déjà tendue en Tunisie. Si le ministère des Sports (qui soutient notoirement le CS Chebba), tente par tous les moyens d’avoir la peau de l’inamovible Dr. Jary, ce dernier n’hésite pas à jouer la carte de la FIFA, pour opposer son immunité. Une guerre d’égos qui ne fait qu’enfoncer, chaque jour un peu plus, le football tunisien dans un climat délétère, fait de discorde, de polémiques et contrastant nettement avec la dernière grande success story du football tunisien en 2004.
Aux antipodes du modèle Hammouda Ben Ammar
Hammouda Ben Ammar, homme de consensus, très apprécié et respecté dans le milieu du sport et des affaires en Tunisie, a fait appel en 2002 à l’ex-sélectionneur des Bleus, Roger Lemerre pour lui confier les rênes des Aigles de Carthage. Arrivé au chevet d’un pays à la recherche de son premier titre africain, le Normand (et militaire de formation) s’est totalement investi dans sa nouvelle mission à la tête d’une sélection souffrant du désamour de son public et de profonds problèmes institutionnels. La suite ? La Tunisie décroche sa première couronne continentale, avec à sa tête, l’homme de confiance de Hammouda Ben Ammar, qui demeurera en poste jusqu’en 2008. Un cycle sans égal, qui a à jamais marqué l’histoire du football tunisien.
La parole aux protagonistes de l’épopée 2004
« Le président Hammouda Ben Ammar est quelqu’un de très instruit et professionel, c’est un homme de dialogue, à la démarche très transparente. Il avait un lien étroit avec les joueurs, surtout d’un point de vue familial car il ne prenait jamais position footballistiquement parlant » Nous confiait Mehdi Nafti, l’ancien milieu de terrain de la Tunisie et champion d’Afrique en 2004.
Un avis partagé par l’ancien gardien de la sélection Khaled Fadhel : « Hammouda Ben Ammar était un président rassembleur, qui inspirait la confiance et qui n’était pas en quête d’un enrichissement ou d’une notoriété quelconque. Grâce à son relationnel, il a réussi à convaincre Roger Lemerre d’accepter cette mission.»
L’une des clés de succès du duo Lemerre-Ben Hammouda était justement ce partage de rôles et cette confiance réciproque qui régnait entre les deux hommes. Comme en témoignent les joueurs les ayant côtoyés lors de l’épopée de 2004.
« Il venait pratiquement tous les jours à l’entraînement. Il avait certainement des désaccords avec Roger Lemerre, mais en public nous, joueurs, on avait le sentiment que tout allait comme sur des roulettes. Il y avait un sentiment profond de sérénité. Quand on gagnait on ne s’enflammait pas et quand on perdait ce n’était pas un drame. Cet équilibre venait aussi de la relation de confiance staff-fédération. Je ne dis pas que c’était le monde parfait, mais quand on avait un problème important, on passait toujours par Mr Ben Ammar.»
Mehdi Nafti.
De son coté Khaled Fadhel a également souligné l’importance du choix des profils pour expliquer cette réussite « Roger Lemerre était le sélectionneur rêvé pour rassembler les tunisiens autour de l’équipe nationale. Il était le seul capitaine du bateau et avait toutes les cartes en mains (Sélection, direction technique, calendrier, relation avec les clubs etc.). Un casting bien étudié des différents intervenants est le point de départ pour la réussite en football. »
Avec son exploit face au Maroc en finale de la CAN 2004, la Tunisie a écrit l’histoire en remportant sa première victoire en Afrique, chose inenvisageable au moment où les Aigles de Carthage avaient abordé cette aventure sur leur terre. Egalement interrogé sur ce succès, l’ancien défenseur et entraineur de l’Espérance Sportive de Tunis, Radhi Jaidi nous déclarait « Il n y’a pas vraiment de secret. Le groupe a fait un travail fantastique, avec dévouement et passion. Nous avons profité de l’énergie du public pour réussi à briser le plafond de verre »
Interrogé par Al-Kass Sports Channel sur la dernière participation de la Tunisie au Mondial qatari, l’ancien Wanderer a insisté sur un point : l’importance de la culture de l’évaluation, celle de la performance par rapport à la stratégie et aux objectifs préalablement fixés, ainsi que l’évaluation des choix (des hommes et du travail technico-tactique) en vue de prendre les décisions adéquates.
« Le salut du football tunisien passera par une prise de conscience générale de nos défaillances. C’est-à-dire les éliminations au premier tour de Coupe du monde, les échecs pour remporter une deuxième CAN, ainsi que la non-qualification des jeunes dans les compétitions africaines et mondiales. La Tunisie a perdu un petit peu le fil de la formation, laquelle était notre force. Il faut développer nos infrastructures, améliorer le réseau de détection des jeunes afin de mieux couvrir toutes les régions du pays et pourquoi pas nouer des coopérations techniques avec des clubs européens.»
Radhi Jaidi
Se projetant avec nous sur l’avenir du football tunisien, Jaidi a conclu : « Il faut à présent arrêter les querelles extra-sportives et se retrousser les manches pour redresser le football tunisien et le ramener de nouveau au sommet du football africain, et pourquoi pas mondial. Mais ce n’est qu’ensemble qu’on pourra y arriver » .
Et maintenant ?
Au-delà de l’opposition des styles de gouvernance, au-delà du sempiternel « c’était mieux avant », la réalité du football tunisien est plus qu’alarmante et nécessite la mobilisation de toutes les forces vives, au lieu d’accentuer des conflits fratricides qui nous ont déjà beaucoup fragilisé par le passé. Si la FTF ne peut, à elle seule, être tenue responsable de la situation (tout comme le Ministère de la Jeunesse et des Sports), notre football a besoin aujourd’hui d’un projet de restructuration profonde qui touche tous les aspects : financement des clubs, formation des jeunes, arbitrage, sélections, infrastructures.. Face à la criticité de cette situation, l’intérêt général et le bon sens doivent primer. Il est temps de faire front et de travailler ensemble pour sauver l’avenir de notre football qu’on veut fédérateur et impersonnifié. Et cela requiert avant tout de laisser.. les égos de côté.
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